12.

Je ne sais pas si vous pouvez vous mettre à ma place.

J’étais en train de vivre tout ce dont j’avais rêvé. Au terme d’un labeur acharné, sous la constante pression de Barry, après avoir passé des semaines à travailler ma voix, à parfaire mes textes, je me retrouvais dans la pénombre d’un couloir, l’estomac affreusement noué, devant la porte du studio A des célèbres studios d’enregistrement Devan Sound.

« On enregistre ici des chansons célèbres et la mienne pourrait également le devenir », me disais-je, un peu émue.

Tout allait se jouer maintenant. C’était le gros coup, celui que tout le monde espère et qui, généralement, ne se produit jamais. Moi, je ne m’y attendais pas.

Je savais que, dans le petit monde du show-biz, musiciens, interprètes et managers avaient tous leur studio fétiche et que ce choix relevait parfois de la superstition. Pendant des années, Elton John avait enregistré tous ses disques dans un château isolé du Sud de la France. Les Rolling Stones s’étaient installés dans une maison flottante délabrée, à la Jamaïque, pour obtenir un certain son. Nombreux étaient les chanteurs de country qui restaient fidèles à un studio bien particulier et exigeaient que leurs disques soient produits par Chet Atkins et nul autre.

Et Devan Sound, à Los Angeles, faisait partie de ces studios mythiques.

Je tenais Jennie par la main. Nous assistions à une séance d’enregistrement de Barry Kahn et Barbra Streisand, et j’avais un peu l’impression de vivre un rêve.

Mais ça ne me plaisait pas ! Je dirais même que je jugeais ça nul, et j’avais envie de le leur hurler. La voix de Barbra ne correspondait pas à celle que j’avais en tête lorsque j’avais composé Loss of Grace. Elle avait un style trop marqué, trop puissant.

— Qu’en penses-tu ? demandai-je à Jennie.

Cette chanson, elle m’avait entendue la chanter des centaines de fois à la maison. Elle connaissait mon phrasé, mes grandes pointes d’émotion.

— C’est pas aussi bien que toi, me répondit-elle au bout d’un moment d’intense réflexion, mais j’aime cette version-là aussi. C’est tellement joli « Espèce de traîtresse ».

Mais, au fil des répétitions, les choses s’améliorèrent. Ils progressaient à chaque prise. Je découvrais dans ma propre chanson des détails insoupçonnés. Mon œuvre devenait celle de Barbra Streisand, et je compris alors que notre collaboration était presque parfaite.

Je me détendais peu à peu en me faisant à l’idée que j’avais sans doute eu tort. Barry venait toujours nous voir entre deux prises, et jamais je ne l’avais vu aussi prévenant, aussi encourageant.

Au bout d’un moment, je finis par imaginer que Barbra Streisand chantait pour moi et pour moi seule, comme lorsque je chantais pour Jennie. Et, peu à peu, je me sentis dériver vers un lieu où la musique et tout ce que je ressentais se rejoignaient. J’étais à West Point, mais le West Point des temps heureux, à l’époque où je me produisais pour le seul plaisir de Bisou l’écureuil. À l’époque où il m’arrivait parfois de rêver à ce que je vivais aujourd’hui même.

Je commençais à être dans le coton, et cette sensation était loin de me déplaire.

Quand, une bonne centaine de prises plus tard, Barbra et Barry se déclarèrent enfin satisfaits du résultat, la tension qui régnait aux consoles retomba, laissant place aux mauvais jeux de mots et aux crises de rires. Je me sentais subitement soulagée, comme si c’était moi la chanteuse.

J’étais affalée sur ma chaise, épuisée, la tête basse, quand une main vint m’effleurer l’épaule. Je me retournai, pour me trouver face à face avec Barbra Streisand. Elle était venue me voir en catimini.

Si je ne rêvais pas, c’était la première fois que je la voyais de près, en chair et en os. Sans être vraiment belle au sens classique, elle avait beaucoup de charme. J’aimais son regard bienveillant et son sourire franc. J’avais déjà eu l’occasion de constater qu’elle n’était parfois pas à prendre avec des pincettes, mais il y avait malgré tout chez elle une certaine douceur. Il ne faut pas croire tout ce que raconte la presse ; je suis bien placée pour le savoir.

— Je sais ce que vous ressentez en ce moment, m’a-t-elle dit. Enfin, en partie. Je me souviens de mes débuts à Broadway, de ma première séance d’enregistrement. Ça fait tout drôle, hein ?

— Oh, j’ai juste eu l’impression de me dédoubler. Classique, quoi.

Elle prit place à côté de nous.

— Surtout n’oubliez pas que c’est vous qui avez réussi cela.

Toute la peine que vous vous êtes donnée jusqu’à ce jour, toutes les larmes que vous avez versées, tous les problèmes que vous avez dû affronter vous donnent le droit de savourer ce que vous vivez maintenant. Quelle qu’en soit l’interprète, votre chanson aurait du succès et, comme c’est moi qui la chante, elle aura au moins la publicité qu’elle mérite. J’adore votre musique, Maggie, et tout le monde va réagir comme moi. Il faut que vous continuiez à écrire pour moi. Promis ?

Puis elle m’embrassa en me chuchotant à l’oreille :

— Merci. Votre chanson respire la sincérité et vous aussi. Vous êtes étonnante.

Je demeurai muette quelques secondes, le temps de retrouver mes moyens.

— Excusez-moi, mais j’essaie de ne pas dire trop de bêtises. Vous ne pouvez pas imaginer ce que ça représente pour Jennie et moi.

— Oh, si, j’imagine parfaitement. La première chanson est toujours la meilleure de toutes. (Puis elle se tourna vers Jennie.) Tu sais que tu as une maman formidable ?

Jennie hocha la tête en souriant.

— Oui, je sais, mais quelquefois, c’est elle qui sait pas.

LA DIABOLIQUEpourepub
titlepage.xhtml
LA DIABOLIQUEpourepub_split_000.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_001.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_002.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_003.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_004.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_005.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_006.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_007.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_008.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_009.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_010.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_011.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_012.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_013.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_014.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_015.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_016.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_017.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_018.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_019.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_020.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_021.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_022.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_023.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_024.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_025.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_026.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_027.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_028.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_029.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_030.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_031.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_032.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_033.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_034.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_035.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_036.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_037.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_038.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_039.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_040.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_041.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_042.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_043.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_044.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_045.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_046.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_047.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_048.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_049.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_050.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_051.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_052.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_053.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_054.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_055.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_056.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_057.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_058.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_059.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_060.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_061.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_062.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_063.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_064.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_065.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_066.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_067.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_068.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_069.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_070.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_071.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_072.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_073.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_074.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_075.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_076.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_077.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_078.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_079.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_080.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_081.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_082.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_083.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_084.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_085.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_086.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_087.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_088.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_089.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_090.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_091.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_092.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_093.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_094.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_095.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_096.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_097.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_098.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_099.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_100.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_101.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_102.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_103.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_104.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_105.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_106.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_107.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_108.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_109.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_110.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_111.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_112.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_113.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_114.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_115.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_116.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_117.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_118.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_119.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_120.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_121.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_122.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_123.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_124.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_125.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_126.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_127.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_128.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_129.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_130.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_131.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_132.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_133.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_134.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_135.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_136.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_137.htm
LA DIABOLIQUEpourepub_split_138.htm